Le connétable Bertrand peut s'enorgueillir, à titre posthume d'être sans nul doute le seul défunt du monde à posséder quatre tombeaux. Non quatre tombeaux successifs mais quatre résidences effectives pareillement authentiques.
Il avait eu la mauvaise idée de mourir à la mi-juillet, au temps des fortes chaleurs, après avoir exprimé le désir d'être enseveli à Dinan en Bretagne. Cela posa des problèmes d'embaumement.
A Chateauneuf-de-Randan (Lozère), on laissa mariner le corps selon une recette rudimentaire, quelques heures dans le vinaigre. Ensuite on fréta une voiture et on le mit en route dans son cercueil de chêne, encadré par ses chevaliers qui le pleuraient comme un père. C'était la saison, où comme disent les crémiers la marchandise tourne vite. Après dix heures de voyage quand on atteignit Le Puy il fallut bien se rendre compte d'une chose : en dépit du vinaigre le connétable sentait. Il sentait même très fort. On le déposa dans l'église des Jacobins et beaucoup d'habitants, informés de son passage, vinrent rendre hommage au grand capitaine.
Au Puy le corps est embaumé, . A Montferrand, l'embaumement se révèle insuffisant : il faut faire bouillir les chairs pour les détacher des os et les ensevelir dans l'église . Au Mans, qu'on gagne par voie d'eau, un officier du roi apporte l'ordre de conduire le corps à St-Denis : le squelette lui est alors remis.
Le lendemain matin, les moines constatèrent qu'il ne pouvait continuer son voyage sans de nouveaux assaisonnements. On le sortit donc de son emballage, on le coucha sur une table, on l'ouvrit proprement à la manière d'un poisson, le cœur fut placé dans une boîte de plomb la Ventrada scellée en une cavité pratiquée dans la muraille de la chapelle consacrée à Ste Anne. les entrailles sont prélevées et enterrées dans l'église des Jacobins, aujourd'hui St Laurent. C'est là son premier tombeau. On peut le voir en gisant, les mains jointes, couvert de son armure, moins le casque qu'on ne donnait qu'aux guerriers tombés sur le champ de bataille, avec cette épitaphe :
"Ci-gist honorable et vaillant messire Bertrand CLAIKIN, comte de Longueville, jadis connétable de France qui trépassa l'an MCCCLXXX, le XIIIème jour de juillet".Les consuls du Puy le régalèrent d'un service magnifique dans lequel 25O torches brûlèrent durant toute la cérémonie. La bière était couverte d'un drap d'or bordé de noir et brodé de ses armes. Un maître en théologie du collège prononça son oraison funèbre.
Le lendemain, le cercueil se mit en route. Il fallut deux jours pour atteindre Montferrand par un temps orageux qui n'arrangeait pas les choses. Le duc de Berry avait ordonné aux consuls, notables, moines et abbés montferrandais de rendre à la glorieuse dépouille tous les honneurs qui lui étaient dus. Une procession interminable de religieux, civils, hommes d'armes alla attendre le convoi funèbre sur la route d'Issoire et elle l'accompagna chez les frères mineurs. Et là, une fois encore il fallut reconnaître une terrible évidence : Les assaisonnements du Puy n'avaient pas résolu le problème et Bertrand Du Guesclin puait plus que jamais.
On décida donc de recourir aux grands moyens. Les cordeliers retroussent leurs manches, prennent dans la cuisine le plus vaste de leur chaudron, le remplissent d'eau à mi-hauteur et le mettent sur le feu. Se bouchant le nez ils s'efforcent ensuite d'y introduire le cadavre. Les chairs en sont flasques et noirâtres, mais les articulations bloquées, les membres raides sont comme des morceaux de bois. On arriva enfin à faire bouillir le cadavre, (avec des choux ? me demanda un plaisantin dans le car !) on enleva des os toutes les chairs qui furent ensuite inhumées dans l'église des Cordeliers détruite en 1793 par les révolutionnaires qui dispersèrent les cendres du connétable. Tel fut le second tombeau dans l'église des Cordeliers. Ce qui restait - les os seuls- réintégra la caisse trop grande. On boucha les vides avec de la laine. Puis le convoi reprit la direction de la Bretagne, honoré en tous lieux par des processions de gens en larmes.
Au Mans, arriva une lettre du roi ordonnant que le connétable fut enterré à St-Denis au pied du tombeau préparé pour lui-même comme s'il eut été son propre fils. .Et ce fut la troisième sépulture de messire Bertrand. Charles V ne le laissa pas longtemps seul. Quelques jours plus tard il le rejoignit dans la basilique.
Quant au coeur, dans sa boîte de plomb, il fut transporté à Dinan en l'église des Jacobin, aujourd'hui église Saint-Sauveur . Et ce fut le quatrième tombeau.
Alors que les rois de France n'avaient que trois tombeaux (coeur, entrailles, corps) Du Guesclin, eut donc quatre monuments funéraires, dont deux avec des gisants : l'un au Puy représentant le connétable avec la barbe qu'il devait porter au moment de sa mort et l'autre à St-Denis où il montre un visage imberbe.
Note sur la sculpture funéraire au 14è s. Elle prend un développement prodigieux favorisé par l'usage qui se répand à cette époque chez les rois et les princes. Ils ne se contentent plus d'un seul tombeau mais s'offrent le luxe d'une triple répartition : l'une pour le corps, la seconde pour le coeur, la troisième pour les entrailles. Les dépouilles funèbres ainsi loties étaient partagées, entre plusieurs églises ou couvents auxquels le défunt voulait laisser un souvenir. Les sépultures viscérales se reconnaissaient aisément au fait que le gisant presse sur sa poitrine un sachet en peau de daim servant de gaine à ses entrailles.