• Enfance de Duguesclin

    Jeanne de Malemains est d'une grande beauté, pleine de grâce et de féminité. Or, le rejeton auquel elle vient de donner la vie est d'une rare laideur et ceci l'emplit d'effroi. Ne pouvant le regarder, elle le confie à une nourrice. Lorsqu'il revient au manoir paternel, 5 ans plus tard, sa laideur s'est encore accentuée et sa mère s'en détournera à tout jamais. Son père le prend également en grippe.

    Bertrand, qui espère trouver de l'affection ne rencontre au foyer familial, que froideur et indifférence. Pire, on le place en quarantaine !

    Alors que ses frères puînés, Guillaume et Olivier, partagent leurs repas avec leurs parents, à la table familiale, lui, l'aîné, est relégué dans un coin sombre. Imitant leurs maîtres, les valets le maltraitent, mais il fait front, distribuant, malgré son très jeune âge, coups de pied, de poing, et de tête pour se défendre. Le désert affectif qui l'entoure fait que son tempérament, d'un naturel impétueux, va incliner vers le pire. Il était vif, turbulent, empli d'une force qui couvait déjà, terrible. Altérée par les brimades, la stupidité de son entourage, cette vigueur, qui eut pu être heureusement canalisée, va se métamorphoser en rudesse, en emportement. Il devient de plus en plus irascible.

    Permettez-moi d'emprunter à Yves Jacob le récit détaillé d'une scène de son enfance.

    Un jour de fête, alors qu'il a environ 6 ans, il se révolte. Jeanne de Malemains vient d'ordonner de servir le potage. La table a été préparée avec soin.

    Comme à l'accoutumée, Bertrand dîne à l'écart, dans l'ombre, installé devant une petite table, tandis que ses frères siègent près de leur mère.

    Son époux étant absent, Jeanne de Malemains se doit de présider aux agapes, de distribuer des propos aimables à chacun. Mais elle se sent fiévreuse et a envoyé quérir une converse d'origine juive, réputée pour ses connaissances médicales.

    En attendant sa venue, le repas se poursuit. Après les poissons, le maître d'hôtel fait servir un chapon doré du plus engageant aspect. Bertrand contemple la table richement décorée, sa mère, ses frères, les mets succulents qu'on lui présente en dernier et, soudain, il explose. Bondissant de son coin, il s'élance vers la table, bouscule ses frères et leur lance : Est-ce à vous de manger les premiers ! Rendez-moi ma place. Je suis votre aîné !

    Médusés, Olivier et Guillaume dévisagent Bertrand. Son aspect est terrible : cheveux ébouriffés, vêtements souillés, mains sales, regard glauque, bouillonnant de colère. Mieux vaut obtempérer. Ils se serrent sur le banc. Bertrand s'installe à leurs cotés, puis, sans souci de bienséance, il plonge ses mains dans les plats, enfourne avec gloutonnerie tout se qui est à sa portée. Surprise par la soudaineté de la scène, Jeanne intervient alors :

    – Hors d'ici Bertrand, partez tout de suite, sinon je vous ferai battre !

    L'enfant se dresse d'un jet. Battu, il sait ce que c'est. Son corps en porte les traces quotidiennes. Mais rossé devant les convives, il ne peut l'accepter. Il s'arc-boute alors, secoue la lourde table de chêne, renversant boissons, argenterie et mets délicats. Imaginez la scène : les convives dressés, souillés de sauce et de vin, les chiens se régalant des viandes, les domestiques affairés, les bancs renversés, etc..

    – Mon Dieu, gémit Jeanne de Malemains, au milieu de la consternation générale, que voici un enfant rude et malgracieux ! Plut à Dieu qu'il fût mort ! Je suis la femme au monde la plus malheureuse d'avoir donné le jour à un rustre, un bouvier qui ne peut que déshonorer un jour sa famille !

    A cet instant, la converse du couvent voisin, juive convertie que dame Jeanne a fait quérir pour la soigner, entre dans la pièce. Elle ne peut dissimuler sa surprise en découvrant la maîtresse de maison en larmes, les enfants effarouchés, et Bertrand, recroquevillé dans un coin, au bas bout de la salle, son bâton de houx résolument serré dans les mains, près à en découdre si quelqu'un se hasarde à vouloir le molester. "Que se passe-t-il ?" questionne-t-elle.

    Dame du Guesclin lui relate les faits.

    Pendant ce temps la religieuse observe Bertrand avec curiosité. Puis elle s'avance vers lui en lui tenant des propos si aimables qu'ils viennent vers l'enfant comme une caresse. Jamais on ne lui a parlé avec une si égale douceur. Décontenancé, il écoute un temps la musique des mots, puis il se ressaisit. Il ne faut pas lui en conter. Il y a là sûrement quelque vilaine traîtrise destinée à s'emparer de lui pour le livrer aux valets.

    – Gare, grommelle-t-il, en brandissant son bâton. Laissez-moi tranquille, sinon...!

    – Je vous l'avais dit, s'exclame Jeanne de Malemains, il n'y a pas pire enfant au monde. Il a le sang mauvais et je le voudrais sous terre.

    Comme si elle n'avait pas entendu, la converse continue à parler doucement à Bertrand. La bonté du regard est telle que le bâton s'est abaissé. La religieuse, chacun le sait à la Motte-Broons, possède des talents de devineresse. Elle analyse les traits de l'enfant, prend sa main qu'il lui abandonne, subjugué, en examine les linéaments.

    – Dame, prophétise-t-elle, en se tournant vers la mère de Bertrand, ne soyez pas si courroucée. Je vous jure sur Dieu et mon baptême, que ce fils surpassera en gloire tous ses ancêtres. Il n'aura pas son pareil dans tout le firmament et il sera comblé de tant d'honneurs par le roi de France qu'on parlera de lui jusqu'à Jérusalem.

    – A quoi le savez-vous ? interroge Dame du Guesclin, étonnée ?

    – Je le sais, et s'il n'en était ainsi, je m'offre pleinement à être brûlée vive.

    Entre temps, les valets ont redressé la table et le repas a repris.

    Courtoisement, Jeanne convie la religieuse à prendre place près d'elle. On apporte un paon rôti. Charmé par les propos qu'il vient d'entendre, Bertrand s'approche du paon, et avec sa fougue habituelle arrache le plat des mains du maître d'hôtel; puis, sous le regard adouci de sa mère, il sert lui même la religieuse et lui verse du vin  avec tant d'empressement qu'il en répand la moitié sur la nappe. Troublée par ce geste de considération envers la converse, Jeanne ne se récrie pas. Elle est impressionnée, elle aussi, par la prédiction. Et si tout cela devait être vrai ? Et si cet enfant hideux et mal embouché devait être appelé à une illustre destinée ? Les voies du Seigneur sont si impénétrables...

    Les convives partis, elle mande les domestiques et leur ordonne de traiter désormais Bertrand avec les égards dus au fils aîné de Robert du Guesclin.

    Bertrand ne prise guère l'école. Il ne saura jamais lire, ni écrire autre chose que son nom, dont 4 ou 5 spécimens connus semblent avoir été tracés avec peine.

    Aux bancs de l'école, il préfère les chemins creux. Il organise avec les gamins de son village de véritables batailles rangées. A 9 ans déjà, il se présente comme un chef incontesté qui s'amuse fort à dresser l'une contre l'autre deux armées de chenapans. Quand un camp plie au nom de "Guesclin" ! Bertrand accourt à la rescousse. Si c'est l'autre, il change incontinent de parti. Batailleur, avide de horions, de tumulte et de cris, il fait l'unanimité et est adoré de tous.

    Quand survient l'heure de l'épuisement, Bertrand rassemble ses compagnons et les emmène à la taverne. Là, il félicite les vainqueurs, réconforte les vaincus, leur assurant que le sort de la guerre leur sera plus favorable le lendemain. S'il a de l'argent, c'est lui qui régale. S'il n'en a point, il demande crédit au tavernier, lui promettant de le régler sans tarder, quand bien même il devrait, pour ce faire, mettre en gage un harnap d'argent ou vendre, à Rennes, une jument de son père.

    Ses compagnons sont de simples gueux, de menus paysans, des traine-misère de village, analphabètes et lourds, condamnés dès l'enfance aux pesants travaux de la terre.

    Ceci explique sans doute que, sa vie durant, Bertrand restera attentif aux humbles et veillera à ce que justice leur soit rendue.

     Lorsque Jeanne de Malemains voit son fils revenir quotidiennement couturé de plaies, vallonné de bosses ; quand elle retrouve en guenilles ses vêtements propres du matin, elle pense, à l'évidence que les prédictions de la converse ne sont que sornettes. Jamais ne sortira quoi que ce soit de bon de cet être repoussant jailli par mégarde de ses entrailles et elle ne peut que maudire les viles inclinations qui le poussent à se colleter avec des gueux.

    Les parents de ses "adversaires" ne sont guère plus satisfaits et viennent voir Robert du Guesclin, lui dressant les comptes des horions, plaies et bosses subis par leur progéniture ainsi que le bilan de ce que coûte, chez le barbier ou le rebouteux, la réparation des dommages.


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